Tuesday, June 14, 2011

L’Asie manque de femmes



On estime que, chaque année à partir de 2010, plus d’un million de Chinois resteront des candidats bredouilles au mariage, faute de femmes. Dans certains villages de l’Etat indien du Pendjab (au nord), par exemple, des hommes partent en quête d’une épouse dans d’autres Etats du pays, du fait de la pénurie de femmes à marier.
L’Inde et la Chine, qui représentent à elles seules plus du tiers de la population mondiale (37 %), partagent en effet une caractéristique pour le moins atypique : un déficit de femmes. Dans une population donnée, quand hommes et femmes sont traités sur un pied d’égalité et si les femmes n’ont pas une propension à migrer plus forte que celle des hommes, elles sont naturellement majoritaires.
La Chine, qui, il y a encore trente ans, s’imposait comme l’un des fleurons du communisme mondial, fervent défenseur de l’égalité des sexes, est désormais l’un des pays où les discriminations envers les femmes, sur un plan démographique, sont les plus aiguës. Revers de la libéralisation économique et sociale dans ce pays, les rapports de pouvoir traditionnels, structurellement défavorables aux femmes, resurgissent. L’Inde, grande puissance économique émergente – actuellement au septième rang des puissances industrielles mondiales –, discrimine, elle aussi, ses femmes.
Avec ces deux géants, sont également touchés le Pakistan, le Bangladesh, Taïwan, la Corée du Sud et, dans une moindre mesure, l’Indonésie – pays qui, à eux seuls, regroupent trois des six milliards et demi d’habitants de la planète. Elimination des filles par les avortements sélectifs, traitements inégaux des enfants selon qu’il s’agit d’une fille ou d’un garçon, statut social secondaire et mauvaises conditions sanitaires à l’origine d’une surmortalité féminine dans l’enfance et à l’âge adulte représentent autant de particularités qui concourent à ce déficit.
La structure sexuée d’une population dépend de la proportion de chaque sexe à la naissance, d’une part, et de la fréquence des décès des hommes et des femmes à chaque âge de la vie, d’autre part. En temps ordinaire, on observe une proportion de garçons à la naissance légèrement supérieure à celle des filles et une surmortalité des hommes à chaque âge de la vie, laquelle vient compenser de manière naturelle l’excédent de garçons à la naissance. Or, dans nombre de pays asiatiques, l’une ou l’autre de ces lois – voire, parfois, l’une et l’autre – sont contrecarrées par des pratiques sociales. Il naît donc moins de femmes qu’il ne faudrait, et il en meurt plus qu’il ne devrait, d’où des proportions accrues d’hommes.
Désormais, les progrès technologiques permettent d’intervenir sur le sexe de sa descendance : au bout de quelques mois de grossesse, la future mère passe une échographie ou une amniocentèse. Si c’est un garçon, on peut rentrer chez soi et attendre patiemment l’heureux événement. Mais en cas de fille, c’est le dilemme : si on la garde, aura-t-on une nouvelle occasion d’avoir un fils ? Et, le cas échéant, sera-t-on en mesure de faire face à l’escalade des coûts d’entretien des enfants ? Bien souvent, plutôt que de devoir renoncer à un fils, on prend la décision de se débarrasser de la fillette indésirable, et la femme avorte. Ainsi, en Chine, l’excédent de garçons à la naissance est de 12 % au-dessus du niveau normal ; en Inde, de 6 %.
Des facteurs complexes concourent à privilégier les hommes et à malmener les femmes. Mais les sociétés asiatiques qui s’illustrent par un déficit de naissances
féminines ont en commun une forte préférence pour les fils, exacerbée par la baisse récente du nombre d’enfants. En Chine, sous le coup de la politique autoritaire de contrôle des naissances, le nombre moyen d’enfants par femme est tombé de plus de 5 au début des années 1970 à moins de 2. Alors, que faire quand on ne veut – ou ne peut, comme en Chine – avoir qu’un nombre très limité d’enfants, et qu’on souhaite à tout prix un fils ? Un seul choix : empêcher dans la mesure du possible la naissance d’une fille ou, quand elle survient, tout faire pour qu’elle ne prive pas ses parents de la possibilité d’avoir un fils.
« Cultiver le champ d’un autre »
Négliger ses filles, les faire passer après ses fils quand il s’agit de les nourrir, de les soigner, de les vacciner sont des pratiques fréquentes et souvent fatales, d’où de fortes inégalités des sexes devant la mort, en particulier dans l’enfance. La mortalité infanto-juvénile, entre la naissance et le cinquième anniversaire, est normalement plus forte chez les garçons que chez les filles. En Inde, elle est, pour les filles, de 7 % plus élevée que pour celle des garçons ; au Pakistan, de 5. L’anomalie atteint son paroxysme en Chine, où la mortalité infanto-juvénile des filles est supérieure de 28 % à celle des garçons.
Les avortements sélectifs selon le sexe et les négligences dans le traitement des petites filles, à l’origine de leur surmortalité, sont responsables de la plus grande partie du déficit, les autres formes de discrimination (notamment l’infanticide féminin) ne jouant plus qu’un rôle mineur. Ces pratiques découlent directement du statut inférieur des femmes dans ces sociétés : système patriarcal, familles patrilinéaires, socialisation encourageant la soumission à leur mari et à leur belle-famille, mariages arrangés... Il faut un fils pour maintenir la famille, perpétuer son nom et en assurer la reproduction sociale et biologique.
En Chine, à Taïwan, en Corée du Sud, l’absence d’héritier mâle signifie l’extinction de la lignée familiale et du culte des ancêtres. Dans la religion hindouiste, elle condamne les parents à l’errance éternelle, car c’est le fils qui, traditionnellement, est chargé des rites funéraires à leur décès. En Inde comme en Chine, une fille n’est, chez ses parents, que de passage. A son mariage, elle partira pour se dévouer à sa belle-famille et, dès lors, ne devra plus rien à ses propres parents. Dans les campagnes chinoises, on sait qu’il faut « élever un fils pour préparer sa vieillesse », puisqu’on ne touchera jamais de pension de retraite. « Elever une fille », dit un dicton chinois, c’est « cultiver le champ d’un autre » ; pour les Indiens, c’est « arroser le jardin de son voisin ».
Les pratiques discriminatoires ne concernent cependant pas l’ensemble des couples indépendamment de leur statut social, économique ou religieux. En Inde, par exemple, le recours à la sélection prénatale touche plus massivement les classes les plus favorisées économiquement et les plus instruites. Curieusement, l’autonomie acquise par la mère se révèle également être un facteur déterminant, les femmes les plus autonomes recourant plus souvent aux avortements sélectifs que les autres. Constat similaire pour la Chine, où les femmes les plus jeunes et les mieux éduquées, notamment en ville, pratiquent plus systématiquement ces méthodes de sélection prénatale.
Cela ne signifie pas que le reste de la population épargne ses filles. Au contraire. En Chine comme en Inde, la préservation du patrimoine économique familial ou de ses moyens de production – en l’occurrence, le plus souvent, la terre – influence largement la décision de privilégier un fils. En Inde, l’inflation récente du montant de
la dot, qui fait peser une menace de plus en plus lourde sur l’équilibre économique des familles, constitue l’une des principales incitations à éliminer une fille. Y compris dans les milieux nantis, avoir une fille est souvent vu comme un mauvais coup du sort. A son mariage, il faudra céder une partie de la fortune familiale à la belle-famille, en guise de dot, tandis que le mariage d’un fils implique une rentrée d’argent importante.
A l’échelle des pays concernés, l’enjeu démographique se révèle considérable. La conséquence la plus immédiate se mesurera dès le milieu de la prochaine décennie, lorsque les cohortes déficitaires en filles atteindront l’âge de se marier, hypothéquant ainsi, pour quantité de jeunes hommes, la possibilité de trouver une épouse.
En Chine, le déséquilibre des sexes sur le marché matrimonial sera de plus en plus aigu à partir de 2010, avec un excédent d’hommes qui pourrait atteindre les 20 % vers 2030, où environ 1,6 million d’hommes pourraient se trouver chaque année dans l’impossibilité de se marier.
Pour répondre à cette demande croissante d’épouses, en particulier en Chine, des réseaux transnationaux s’organisent. A la frontière sino-vietnamienne, par exemple, la migration des femmes à des fins de mariage est en pleine expansion. Pour certaines familles chinoises pauvres, acheter une épouse serait désormais le seul moyen de trouver, à moindres frais, une femme pour leur fils.
Des lois antidiscrimination
Les autorités des pays concernés, conscientes de la gravité de la situation, tentent d’apporter des réponses politiques. En Inde, une loi interdit depuis 1994 de dévoiler aux parents le sexe de leur futur enfant. Bien que prévoyant des peines d’emprisonnement et des amendes, il continue d’être violé impunément. En Chine, diverses lois datant des années 1990 interdisent tout mauvais traitement ou toute discrimination à l’encontre des filles, de même que la sélection prénatale du sexe.
Cependant, les lois ne suffisent pas. Dans ces sociétés, les valeurs patriarcales sont si profondément ancrées dans les mentalités que les femmes, continuent à préférer avoir un fils, même si certaines d’entres elles reconnaissent que les filles restent plus attachées à leur mère que les fils, et qu’elles sont plus attentives à leurs parents lorsque ceux-ci vieillissent. Aussi peut-on craindre qu’il ne faille plusieurs générations avant que, l’amélioration du statut de la femme aidant, les couples ne finissent par devenir indifférents au sexe de leurs enfants.
L’avenir de ces générations féminines reste à écrire. Si le déficit de femmes poursuit sa course actuelle, se creusant de plusieurs millions chaque décennie, il aura de lourdes répercussions. Car qui dit moins de femmes dit à terme moins d’enfants, donc mathématiquement moins de filles, donc moins de femmes dans les générations futures, donc décélération rapide de la croissance démographique dans ces pays aujourd’hui les plus peuplés du monde.

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